La nuit est tombée. On a oublié de manger malgré la soupe fraîchement passée, apportée par la voisine. On  a essayé de dormir. Comme on a pu. Le plus tard possible. Serrés les uns contre les autres pour avoir moins peur, pour avoir moins mal. On a cru ou espéré que le soleil ne se lèverai jamais, et puis, le jour est venu.

Nouveau matin au goût amer de trop de cigarettes, de trop de larmes.

Mais il a amené ma mère qui, sans faire de bruit, a tenté de remettre un peu d’ordre dans nos vies bouleversées. Elle a envoyé les enfants dans leur bain, ramassé tout ce que nous avions laissé traîner. Balai, aspirateur, un truc qui chauffe et qui sent bon. Bruit familier des couverts posés sur la table.

Les assiettes sont restées à moitié pleines, mais on a parlé. Beaucoup. Pour ne rien dire. Pour se rassurer. Pour ne pas se perdre.

 

 

   L’hôpital !

Odeurs, couleurs étranges. Etrangères. Mon mari qui retarde l’instant. Il me prépare à retrouver mon fils, parle, se tait, se coupe…

Et Quentin, enfin !

Assis sur son lit, un peu fragile, un peu pâle, il compte les cadeaux que je lui ai apporté, raconte les piqûres, les analyses. Les larmes aussi.

Mon ignorance est mon absence !

Amandine et Julien n’ont pas le droit d’entrer dans sa chambre. Ils se disent bonjour par la fenêtre qui donne sur le couloir. Dans les bras de son père, Amandine est en larmes. Comme je l’étais tout à l’heure quand elle lui a acheté « le diplôme du meilleur frangin ». Cadeau flash ! Cadeau du cœur !

Les larmes… Quentin me raconte qu’il a pleuré hier au soir parce que papa n’était pas là et parce qu’il ne voulait pas être malade. « Parce que si j’avais pas été malade, papa ne t’aurait pas tapé. »

Où sont les mots ? En existe-t-il pour expliquer l’inexplicable, dire l’inacceptable ?

Mon petit garçon serré très fort contre moi, j’essaie de lui dire que ce n’est pas sa faute, pas plus que celle de sa maladie. Je lui dis que son papa l’aime si fort et qu’il avait si peur…

Quentin se tait. Il m’écoute parler en scrutant mon visage que je veux si fort, serein, souriant, pardonnant. Me croit il ?

 

   Pas le temps ! On vient me chercher pour découvrir un nouveau bureau, de nouvelles blouses blanches.

Diagnostic, pronostiques, protocole, statistiques… Des mots qui se bousculent, des questions qui s’énervent et des réponses trop précises, trop réelles. Et mon cœur qui bat trop vite, trop fort ! Ils parlent et je voudrais tant qu’ils se taisent !

J’écoute et je voudrais tant ne pas avoir à le faire. Je pose des questions qui me sont irréelles. Je suis calme quand je voudrais hurler.

 

   Tourne la tête, tourne la vie. Le temps est devenu séquences. Chacun devra trouver sa place dans les espaces de Quentin.

Mais dans quarante huit heures il sera à la maison. Mon petit garçon tellement pareil et tellement différent.

Mot clé : décontamination.

Et pour cela, des médicaments, beaucoup, pour tuer les microbes avec qui il cohabitait si bien et qui menacent aujourd’hui sa vie. Un régime alimentaire excluant tout ce qui est cru, entamé, non protégé. Il n’a même plus droit au pain du boulanger… Il faut également se débarrasser du chat, de la moquette, des peluches et des plantes vertes. Simon n’a que deux ans. Il aura droit à une peluche. Une seule à condition qu’elle passe à la machine une fois par semaine.

Quentin n’a ni le droit d’aller à l’école, ni celui d’entrer dans un lieu public, quelqu’il soit.

 

   Et puis l’assistante sociale, le psychologue, parce que la vie continue, qu’il faut mettre son chagrin dans sa poche et préparer demain. Remplir des papiers, des formulaires, des demandes. La maladie coûte cher ! Parler de ce qui nous attend à la maison, à l’hôpital. De ce qui risque d’arriver à cause de la maladie ou de son traitement…

 

   Je suis revenue vers lui lentement, heureuse de son prochain retour, blessée de tous ces mots qui faisaient la réalité trop réelle.

Il m’attendait patiemment, prisonnier de son lit par les bouteilles qui injectent je ne sais quoi dans son petit corps.

J’ai enfilé la blouse, le masque, indispensables ici pour le protéger de nos microbes, et nous avons passé du temps. Avec, entre nous, le poids des ces mots que je savais et des questions qu’il ne voulait pas poser. Pas encore.

Il s’est endormi tard, bercé de nos silences, et dans son sommeil, sa main a quitté la mienne, s’est  ouverte, offerte. Gardienne de son innocence pour un peu de temps encore. Si peu de temps…

Demain déjà on lui dira ces mots qu’il ne veut pas entendre. Ces mots qui me font mal. Ces mots qui me font peur.

Il a deviné que la maladie serait longue à cause du cathéter planté dans sa poitrine, mais il n’a rien demandé. Pas même quand il rentrait à la maison.

 

   Mes doigts se sont emmêlés dans ses cheveux trop longs, tous brillants encore du dernier shampoing. Que pensera t-il quand on lui dira qu’il va tous les perdre ? Que ressentira t-il quand on lui annoncera qu’il ne peut plus aller à l’école, ou judo ou faire les courses avec maman histoire de soudoyer un pain au chocolat ou une petite voiture ?

Mon regard tente d’imaginer l’impossible...

Ca n’arrive qu’aux autres ! Et je suis devenue les autres des autres. Ces autres qui n’étaient pas et ne devaient pas être moi ! Il n’aura fallu qu’un mot pour que nos vies explosent. Juste un mot pour briser le fil tranquille de ses jours, de nos jours. Tout à l’heure, il s’éveillera seul dans le matin gris. Matin des étrangers qui s’occuperont de lui. Matin dont je serai absente. Matin que je ne saurai pas.

 

   Et puis partir dans la nuit. M’arracher à son souffle tiède, trahir son besoin de moi. Pourtant, il faut préparer son retour. Faire la chasse aux microbes, trouver une maison pour le chat et les plantes vertes, enlever toutes les peluches qui dorment dans les chambres. Tant à penser, tant à faire quand la fatigue et le chagrin pèsent si lourd.

L’asphalte défile sous mes roues. L’autoroute est déserte. Ruban blanc au milieu du pare-brise : danger ! Il faut vider ma tête, concentrer mon esprit sur l’instant. Oublier le froid, la fatigue et la peur. Chasser l’image de mon enfant et de ses larmes de demain. Oublier demain et tous les demains de demain. Trois heures du matin. Sortir de l’autoroute. Payer. « Bonsoir ». « Merci » Croiser d’autres phares. Trouver la lumière en rentrant et dormir. Un peu !

 

   Bruits de voix. Tintements de vaisselle. Odeur de café et de pain grillé. Vague regard au réveil… Et le mot surgit, obssession balayant sur son passage le reste de sommeil. La phrase se forme et se reforme, inlassablement. Leucémie. Mon fils a une leucémie. Mon bébé de huit ans a une leucémie.

Il faut pourtant se lever, le corps tout entier douloureux, tendu. Embrasser tout mon petit monde, grignoter une tartine au goût de rien. Enfiler de pulls l’un sur l’autre pour tenter de conjurer le froid. Mais c’est à l’intérieur de moi qu’il fait si froid !

 

   Premier dimanche. Ce matin, tout le monde se réjouit à l’annonce de son prochain retour. Au loin, sa voix courageuse, enrouée des larmes qu’il ne veut pas pleurer, nous raconte son début de journée. Chacun se relaye au téléphone pour le plaisir de l’entendre, pour lui donner du courage. La nouvelle de son retour prochain semble redonner de l’énergie à toute la maisonnée. Mais l’énergie est surtout dans nos têtes et le milieu de la journée nous trouve autour des miettes du petit déjeuner.

Simon, pauvre petit bonhomme aux deux ans et demis presque oubliés dans la tourmente, grimpe sur mes genoux et nous annonce que « A p’u bobo Tentin. Va venir a la maison Tentin. » oui, Quentin revient et nos corps affolés de fatigue et de chagrin, de crainte et d’espoir déjà, se mettent au travail.

On ne sait pas très bien par où commencer. Nos têtes sont ailleurs, on oublie parfois ce que l’on est en train de faire et nos mains, fébriles et maladroites, sont brûlées par l’eau de Javel.

Mais, mardi tout est prêt !

Le chat a trouvé refuge chez ma petite sœur, les plantes sont aussi en pension, les microbes ont trouvé refuge loin d’ici, la maison sent la menthe et le désinfectant et Quentin peut rentrer chez lui.

 

   Il est arrivé tard, fatigué, heureux, bavard, riche de l’intensité de notre attention, toute tournée vers lui.

Mais dans ses yeux, des mots graves, des mots d’adulte que nous ne voulions pas et que nous lui devions pourtant. Des mots qu’il ne nous dira pas. A peine s’il me dira demain que c’est sa moelle qui est malade, que c’est une maladie grave, « et même que je peux en mourir ».

Le respect que nous devons à sa personne, notre foi si grande en lui, ont soufflé une petite flamme dans son regard. Et de ce feu éteint, monte en moi comme un trop long frisson.

 

 

 

 

     Et puis, le temps a chassé l’instant. Quand nos jours retenaient leur souffle, Quentin s’installait dans la maladie comme seuls les enfants savent le faire. Son innocence a balayé la démesure.

Nous on a essayé d’apprendre la maladie. Ses rites, ses signaux, ses mots et ses silences. Longues journées à attendre, à guetter, à se retenir de demander toutes les cinq minutes si « ça va ? » longues journées ponctuées par les médicaments le régime, les soins de bouche que Quentin a tant de mal à faire quatre ou cinq fois par jour. Si longues journées détournées de leur réalité de jour, où les gestes d’autrefois, lire, tricoter, regarder la télévision, plus qu’impossibles, me sont devenus presque indécents.

 

   Depuis deux semaines, Quentin part chaque mardi et chaque vendredi faire ses séances de chimiothérapie à Lyon. Avec son père. Il dit ne pas me vouloir là-bas. Veut-il à me punir de n’avoir pas été là les premiers jours ? Cherche t-il au contraire à me protéger ? Préfère t-il tout simplement passer ce temps avec son père tout à lui maintenant que celui-ci a repris le boulot ? A-t-il besoin de s’éloigner de moi maintenant que nous passons tout notre temps ensemble ?

Il ne dit rien, n’explique pas et me parle à peine de ce qui se passe là-bas. Il se contente d’opposer un « non » catégorique à mes propositions de l’accompagner.

Et les jours sont encore plus longs quand il n’est pas là !

Mais les jours, si occupés et préoccupés soient-ils, ne sont rein face aux nuits interminables où mon cœur glacé ne parvient pas à trouver de vrai repos. Nuits sombres où les quelques heures de sommeil volées sursautent au brusque souvenir de ce mot, de cette réalité si laide, de cette phrase que rien ni personne n’a le pouvoir d’effacer. Nuits en forme de puits sans fond où la peur noue le ventre et mouille les yeux. Nuits de révolte aux mots inutiles, puisqu’incapables d’arracher la douleur nichée en moi.

 

   Alors je me lève pour aller sur la pointe des pieds, surveiller son sommeil. M’assurer qu’il n’a pas de fièvre, qu’il est assez couvert, qu’il n’a pas soif ou peur. M’agenouiller au bord de son lit pour tenter de croire que je n’ai fait qu’un mauvais rêve. M’imprégner de son sommeil si paisible, pour imaginer que rien de tout cela n’est vrai, que tout est comme avant.

Dérisoire espoir. Mon chemin s’est perdu et son sommeil n’est qu’une trêve menteuse.

Et je retourne me coucher comme absente à moi-même, avec l’impression de tourner le dos à l’avenir.

 

   Musique ! Blottie sous la couette, je t’apprivoise toi que je croyais connaître sur le bout du cœur. Magie des notes, surprise des mots, feeling… Voyage inattendu vers un pays couleur et soleil. J’écoute ce que j’entendais : cadeau !

Musique, compagne de mes insomnies, partage de ma solitude, refuge à l’absurdité de la réalité, absence à ce quotidien qui m’abîme. Le temps d’une dérive au cœur de l’oubli, je mets le temps entre parenthèses pour te donner mes peurs, mes doutes et le poids de mes jours. Et tu m’évades, et tu me portes, et tu m’emportes vers tout à l’heure. Tous ces demains de trop de monde et de personne.

 

   Famille, amis, relations… Le téléphone ne cesse de sonner pour tant de mots dits et redits et qui ne servent à rien. Mille et mille fois il faut dire, raconter, trouver les mots, rassurer aussi parfois…

Les autres ! Partie de mon enfer, coupables de compassion, tous ceux qui ne savent pas et ne sauront jamais parce qu’ils ne veulent surtout pas, savoir. Qui se contentent de vivre leur catastrophe par procuration, confondant pour quelques heures leur vie avec la mienne. A  qui notre histoire donnera à parler pendant une ou deux semaines. Un peu plus peut-être pour les plus bavards. Et puis, ils rallumeront la télévision pour oublier. Violence des mots au cœur d’un traumatisme trop neuf. Agression des mots quand ils sont posés en point d’interrogation. Présence absente et qui me fait plus seule encore.

Mais doux ceux qui savent se taire parce qu’il n’y a rien à dire. Qui offrent simplement ce qu’ils peuvent ? Un peu de temps, de chaleur et d’amour en forme de réconfort.

Rares, si rares les fidèles qui savent l’amitié au-delà des beaux jours !

 

 

 

 

  



17/01/2009
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